dimanche 17 septembre 2017

L'œil et le réel



                    Mardi

            Un jour en Corse, près de Figari. Sur la plage, nos hôtes ont organisé un spuntinu, comme on dit ici quand on prend du bon temps en même temps que le maquis. Autour du feu de bois, figatelle et vin de Sartène. Le ciel est une flanelle mitée de trouées solaires. La mer est en peau de taupe. Des blocs de granit rose encadrent la forêt d'arbousiers. Le genre de paysage que n'aiment pas les peintres : le travail est déjà fait. Une tour génoise veille, elle nous survivra. Soudain les invités lèvent la main dans un même mouvement. Ils prennent des photos, brandissent l'appareil à bout de bras. Ce geste, c'est le symbole de notre temps, la liturgie moderne. La société du spectacle a fait de nous des cameramen permanents. Quelle étrange chose, cette avidité de clichés, chez des gens qui se pensent originaux. Quelle indigestion, cette boulimie d'images. Plus tard, ils regarderont les photos et regretteront que le moment consacré à les prendre leur a volé le temps où ils auraient pu s'incorporer au spectacle, en jouir de tous leurs sens et, le regard en haleine, célébrer l'union de l'œil avec le réel.

Sylvain Tesson, Une très légère oscillation,  Journal 2014-2017, Éditions des Équateurs, 2017, page 14.

2 commentaires:

  1. Un journal comme une bouée de sauvetage. Par certains après-midi d'été, l'air entre en vibrations. Ce sont des vibrations intérieures que Tesson nous fait entrevoir comme mirages dans un désert de sable. Bonne lecture.

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  2. En complément, puisque l'auteur revient sur le sujet un peu plus loin (page 72) :

    « La mémoire des hommes serait-elle devenue à ce point défaillante qu'il faille archiver chaque instant ? Ainsi des voyages modernes : on traverse le monde pour prendre une photo. Il n'y aura plus de récits de voyage, seulement des cartes postales. Ici, pas un œil ne reçoit le spectacle en direct. Que feront les hommes de toutes ces images qui leur volent la possibilité d'une émotion organique ? Peut-on méditer en tripotant les touches de ces trucs ? Qu'a fait de mal le monde pour qu'on tire des écrans sur lui ? Seuls les enfants, les vieillards et les oiseaux regardent la vue de leurs pleins yeux. Ce sont les derniers êtres à qui il restera des souvenirs. »

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